Culture : Renée Vivien - la deuxième guerre mondiale - Michèle Causse
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Mais surtout, parmi ces ouvrages importants, deux œuvres vont déconcerter fortement la critique et seront qualifiées de "sulfureuses". Il s'agit de "La Vénus des aveugles", dont le titre est explicité dans le roman autobiographique "Une femme m'apparut" (où elle précise que "la lumière est en nous et nos pas au dehors" 1904 ; p.139 et 1905 ; p.27). Dans ce roman Vivien justifie la dualité de l’être «androgyne", malmené par les codes sociaux et les conventions morales. Elle s'insurge avec fureur contre les valeurs de la morale patriarcale.
La critique entend alors résonner autre chose que cet Hellénisme saphique, qui leur semblait rejoindre les romans de Pierre Louÿs, qui restaient suffisamment anachroniques et lointains, et somme toute assez rassurants. Les oeuvres de Renée Vivien leur apparaissent nettement plus subversives.
Écoutons en effet cette "Litanie" issue de "La Vénus des aveugles"
La haine nous unit, plus forte que l’amour.
Nous haïssons le rire et le rythme du jour,
Le regard du printemps au néfaste retour.
Nous haïssons la face agressive des mâles.
Nos cœurs ont recueilli les regrets et les râles
Des femmes aux fronts lourds, des Femmes aux fronts pâles.
Nous haïssons le rut qui souille le désir.
Nous jetons l’anathème à l’immonde soupir
D’où naîtront les douleurs des êtres à venir.
Nous haïssons la foule et les Lois et le Monde.
Comme une voix de fauve à la rumeur profonde,
Notre rébellion se répercute et gronde.
Amantes sans amant, épouses sans époux,
Le souffle ténébreux de Lilith est en nous,
Et le baiser d’Eblis nous fut terrible et doux.
Plus belle que l’amour, la haine est ma maîtresse,
Et je convoite en toi la cruelle prêtresse
Dont mes lividités aiguiseront l’ivresse.
Mêlant l’or des genêts à la nuit des iris,
Nous renierons les pleurs mystiques de jadis
Et l’expiation des cierges et des lys.
Je ne frapperai plus aux somnolentes portes.
Les odeurs monteront vers moi, sombres et fortes,
Avec le souvenir diaphane des mortes.
(La Vénus des aveugles, 139)
Les critiques se sentent de plus en plus mal à l’aise, et la tolérance esthétique n’empêche pas l’anathème, car il leur parait inadmissible qu'une femme bouscule à ce point les valeurs morales et attaque les fondements de la société patriarcale en portant atteinte à la famille et à la maternité. Vivien sent alors peser la réprobation sociale qu’elle ne conçoit pas et qu’elle refuse.
Certains critiques, tel Léon Bocquet directeur de la revue littéraire "Le Beffroi", convaincus et impressionnés par l'envergure du poète, pensent qu’ "Il ne faut pas juger Renée Vivien selon nos lois et nos morales traditionnelles". Vivien intériorise avec amertume un sentiment d’échec :
Tel un arc triomphal, plein d’ocres et d’azurs,
Les horizons du soir s’ouvrent larges et purs.
Quand passerai-je, avec mes Victoires dans l’âme,
Sous l’arc édifié pour celui qu’on acclame ?
L’arc mémorable et vaste enferme le couchant
En sa courbe pareille au rythme fier d’un chant.
Quand passerai-je, ayant sur moi comme un bruit d’ailes
Que font, dans l’air sacré, mes Victoires fidèles ?
Certes, l’heure n’est point aux poètes, et moi
Je n’ai que ma jeunesse et ma force et ma foi.
L’arc triomphal est là, clair parmi les nuits noires.
Quand passerai-je, sous l’aile de mes Victoires ?
Je le sais, ― aujourd’hui cela fait moins de mal,
Je ne passerai point sous un arc triomphal.
Et je n’entendrai point la voix ivre des femmes
Qui sanglotent : "Voici l’offrande de nos âmes…"
Résignée, et songeant aux défaites passées,
J’aurai sur moi le bruit de leurs ailes lassées…
Comme un arc triomphal plein d’ocres et d’azurs,
Les horizons du soir s’ouvrent larges et purs…
(À l’heure des mains jointes)
Le poème qui vient d'être dit fait partie du recueil "À l'Heure des mains jointes". Nous sommes en 1906. Vivien a été intensément bouleversée par les blâmes de la critique, au point de se croire poursuivie par une hostilité générale.
Elle prend acte de l’incompétence de la critique. Sans avoir à justifier ses choix, dans ce nouveau recueil, elle affirme sa manière d’être. Le titre, qui reprend un vers de Rossetti : "L’heure de la douceur sororale main dans la main" semble traduire l’apaisement. Riche recueil en effet, auquel elle attachait une grande importance, puisqu’elle en demande un tirage de 2200 exemplaires. Elle y exprime des sentiments moins passionnés, allant de la quiétude, à l’exaltation, et parfois au désespoir. Elle y parle souvent sur le ton de la confidence pour exprimer la tendresse et la gratitude envers Hélène de Zuylen, amie, dont elle apprécie la présence à ses côtés.
Mais la sororité est-elle bien suffisante à stimuler l’inspiration d’un poète ? Pas vraiment ! Et les lys du passé, comme "l'heure amoureuse où chante la sirène" témoignent de la permanence d’une passion refoulée devenue sous-jacente : Et le beau "visage effacé" de Natalie ressurgit. Appartient-il vraiment au passé, ainsi qu’elle essaie de s’en convaincre ?
J’ai puérilisé mon cœur dans l’innocence
De notre amour, éveil de calice enchanté.
Dans les jardins où se parfume le silence,
Où le rire fêlé retrouve l’innocence,
Ma Douce ! je t’adore avec simplicité.
Tes doigts se sont noués autour de mon cœur rude.
En un balbutiement pareil au cri naïf
De l’inexpérience et de la gratitude,
Je te dirai comment, lasse de la mer rude,
Je bénis l’ancre au port où s’amarre l’esquif.
Tes cheveux et ta voix et tes bras m’ont guérie.
J’ai dépouillé la crainte et le furtif soupçon
Et l’artificiel et la bizarrerie.
J’abrite ainsi mon cœur de malade guérie
Sous le toit amical de la bonne maison.
J’ai la sécurité pourtant un peu tremblante
De celle dont les yeux, d’avoir pleuré, sont lourds,
Et je me réjouis de l’herbe et de la plante
Dans ces jardins aux bleus midis, ― un peu tremblante
D’avoir trop redouté l’aspect des mauvais jours.
À l’heure sororale et douce des mains jointes,
J’ai contemplé, sereine, un visage effacé,
Tels les convalescents aux fraîches courtepointes,
La fièvre disparue… À l’heure des mains jointes,
Je t’ai donné les derniers lys de mon passé.
La référence à Sapho est également réaffirmée dans ce recueil : "Du fond de mon passé je retourne vers toi / Mytilène parure et splendeur de la mer".
De même la révolte y est persistante :
Écoutons la déverser à nouveau son mépris envers l'institution du mariage. Il s’agit du mariage de son amie Lucie Delarue avec le Dr. Mardrus, orientaliste célèbre et traducteur des Mille et une nuits, non moins apostrophé avec dédain dans le roman "Une Femme m’apparut" où elle déplore: "quelle pitié de voir [...] cette fleur à côté d'un pareil marchand de bazar".
Le soir s'est refermé, telle une sombre porte,
Sur mes ravissements, sur mes élans d'hier...
Je t'évoque, ô splendide ! ô fille de la mer !
Et je viens te pleurer comme on pleure une morte.
L'air des bleus horizons ne gonfle plus tes seins,
Et tes doigts sans vigueur ont fléchi sous les bagues.
N'as-tu point chevauché sur la crête des vagues,
Toi qui dors aujourd'hui dans l'ombre des coussins ?
L'orage et l'infini qui te charmaient naguère
N'étaient-ils point parfaits et ne valaient-ils pas
Le calme conjugal de l'âtre et du repas
Et la sécurité près de l'époux vulgaire ?
Tes yeux ont appris l'art du regard chaud et mol
Et la soumission des paupières baissées.
Je te vois, alanguie au fond des gynécées,
Les cils fardés, le cerne agrandi par le khôl.
Tes paresses et tes attitudes meurtries
Ont enchanté le rêve épais et le loisir
De celui qui t'apprit le stupide plaisir,
Ô toi qui fus hier la sœur des Valkyries !
L'époux montre aujourd'hui tes yeux, si méprisants
Jadis, tes mains, ton col indifférent de cygne,
Comme on montre ses blés, son jardin et sa vigne
Aux admirations des amis complaisants.
Abdique ton royaume et sois la faible épouse
Sans volonté devant le vouloir de l'époux...
Livre ton corps fluide aux multiples remous,
Sois plus docile encore à son ardeur jalouse.
Garde ce piètre amour, qui ne sait décevoir
Ton esprit autrefois possédé par les rêves...
Mais ne reprends jamais l'âpre chemin des grèves,
Où les algues ont des rythmes lents d'encensoir.
N'écoute plus la voix de la mer, entendue>
Comme un songe à travers le soir aux voiles d'or...
Car le soir et la mer te parleraient encore
De ta virginité glorieuse et perdue.
(À l’heure des mains jointes)
Plus fort encore, dans ce recueil elle plaide sa vérité métaphysique en dressant une profession de foi païenne dans des stances qui prennent directement le Christ comme témoin de son innocence.
Il ne faudrait pas se méprendre : Vivien a toujours détesté les institutions religieuses, mais elle a toujours eu une vraie empathie envers la personne historique du Christ, qu’elle considère victime comme elle de l’incompréhension des puissants et des imbéciles, catégories superposables et non moins incompatibles.
On ne peut s'empêcher de faire ici un bref détour pour signaler un opuscule burlesque et ironique écrit par Vivien, qui s'intitule "Le Christ, Aphrodite et Monsieur Pépin" [journaliste]. Cette pièce en prose, considérée comme "simple exercice" ou "caprice", postule dans le titre une relation triangulaire suffisamment polémique pour être remarquée.
Sans aller plus loin, revenons aux stances qui nous occupent et ont fait dire à certains, Huysmans et plus tard Le Dantec, que cette païenne avait au fond l’âme chrétienne. Mais c'est là encore un autre débat !
Contentons-nous de dire ici qu’elle n’était pas en tout cas une "bonne chrétienne" puisque, nous allons le voir, la notion de péché lui est étrangère, contrairement à Baudelaire, à qui on l'a abusivement comparée, et dont elle n'aimait d’ailleurs pas les "Femmes damnées".
Écoutons cette "confession", qualifiée en son temps par le critique Léon Bocquet de "poème damné des plus admirables qui soient" :
Si le Seigneur penchait son front sur mon trépas,
Je lui dirais : "O Christ je ne te connais pas".
Seigneur, ta stricte loi ne fut jamais la mienne,
Et je vécus ainsi qu’une simple païenne.
Vois l’ingénuité de mon cœur pauvre et nu.
Je ne te connais point. Je ne t’ai point connu.
J’ai passé comme l’eau, j’ai fui comme le sable.
Si j’ai péché jamais je ne fus responsable.
Le monde était autour de moi, tel un jardin.
Je buvais l’aube claire et le soir cristallin.
Le soleil me ceignait de ses plus vives flammes,
Et l’amour m’inclina vers la beauté des femmes.
Voici, le large ciel s’étalait comme un dais,
Une vierge parut sur mon seuil, j’attendais.
La nuit tomba…Puis le matin nous a surprises
Maussadement, de ses maussades lueurs grises.
Et dans mes bras qui la pressaient elle a dormi
Ainsi que dort l’amante aux bras de son ami.
Depuis lors, j’ai vécu dans le trouble du rêve,
Cherchant l’éternité dans la minute brève.
Je ne vis point combien ses yeux clairs restaient froids,
Et j’aimai cette femme au mépris de tes lois.
Comme je ne cherchais que l’amour, obsédée
Par un regard, les gens de bien m’ont lapidée.
Moi, je n’écoutai plus que la voix que j’aimais,
Ayant compris que nul ne comprendrait jamais.
Pourtant, la nuit approche, et mon nom périssable
S’efface, tel un mot qu’on écrit sur le sable.
L’ardeur des lendemains sait aussi décevoir :
Nul ne murmurera mes strophes vers le soir.
Vois, maintenant, Seigneur, juge-moi. Car nous sommes
Face à face, devant le silence des hommes.
Autant que doux, l’amour me fut jadis amer,
Et je n’ai mérité ni le ciel ni l’enfer.
Je n’ai point recueilli les cantiques des anges,
Pour avoir entendu jadis des chants étranges,
Les chants de ce Lesbos dont les chœurs se sont tus.
Je n’ai point célébré comme il sied tes vertus.
Mais je ne tentai point de révolte farouche :
Le baiser fut le seul blasphème de ma bouche.
Laisse-moi, me hâtant vers le soir bienvenu,
Rejoindre celles-là qui ne t’ont point connu !
Psappha, les doigts errants sur la lyre endormie,
S’étonnerait de la beauté de mon amie,
Et la vierge de mon désir, pareille aux lys,
Lui semblerait plus belle et plus blanche qu’Atthis.
Nous, le chœur, retenant notre commune haleine,
Écouterions la voix qu’entendit Mytilène,
Et nous préparerions les fleurs et le flambeau,
Nous qui l’avons aimé en un siècle moins beau.
Celle-là sut verser, parmi l’or et les soies
Des couches molles, le Nectar rempli de joies.
Elle nous chanterait, dans son langage clair,
Ce verger lesbien qui s’ouvre sur la mer,
Ce doux verger plein de cigales, d’où s’échappe,
Vibrant comme une voix, le parfum de la grappe.
Nos robes ondoieraient parmi les blancs peplos
D’Atthis et de Timas, d’Eranna de Télos,
Et toutes celles-là dont le nom seul enchante
S’assembleraient autour de l’Aède qui chante !
Voici, me sentant près de l’heure du trépas,
J’ose ainsi te parler, Toi qu’on ne connaît pas
Pardonne-moi, qui fus une simple païenne !
Laisse-moi retourner vers la splendeur ancienne
Et, puisque enfin l’instant éternel est venu,
Rejoindre celles-là qui ne t’ont point connu.
(À l’heure des mains jointes, 7 ; Poèmes, 83)
On peut comprendre que même ceux dont elle a nié les valeurs, aient pu être séduits, et l’aient malgré tout aimée, contribuant ainsi à leur manière à la sauvegarde de sa mémoire.
1907 : Deux événements vont sonner les années noires vers le déclin final.
La liaison avec Hélène de Zuylen touche à sa fin.
La mutation de Jean Charles-Brun dans un lycée de province la prive d’un ami sûr et d’un appui solide. Elle est désemparée.
Amèrement déçue et meurtrie par l'incompréhension du public et par l'anathème jeté sur ses écrits, elle se sent vaincue et pense que même sa mission de poète lui échappe : "Et j'ai vu m'échapper l'amour comme la gloire" … "Je l’ai compris et nul ne me lira jamais" écrit-elle.
Puisque qu’il en est ainsi, elle décide de retirer ses livres du commerce, et fait part de sa triste résolution dans une lettre à Natalie Barney : "Je ne vendrai plus mon âme à 3,50 frs".
Ce geste n’est pas un renoncement. C’est un refus de ne rien concéder à la morale impure qui la condamne, et c’est aussi une gifle à la critique et au public indigne de la lire. Cette attitude est tout à fait conforme à son caractère entier.
Résignée elle s’éloigne, se fait oublier en voyageant de plus en plus loin.
Jusqu’à l’épuisement complet de ses forces, elle ne cessera jamais d’écrire et de publier, jusqu’à son dernier jour, et chez un autre éditeur Edward Sansot, et à des tirages confidentiels : "Flambeaux éteints" n’aura que cent exemplaires, et sera édité hors commerce, et exclusivement à l'intention d’amis dignes et capables de la comprendre.
…et des femmes pour qui elle écrivit, et qui se souviendront d’elle.
L’adorable repos, les brèves accalmies,
Vous seules me les donnâtes, ô mes amies !
Voyant paraître enfin la lune à l’arc d’argent,
Je me repose et me désennuie, en songeant…
Vous fûtes la douceur de mes heures mauvaises,
Le baume oriental qui trompe les malaises,
Et vous m’avez conduite en un verger païen
Où l’âme ne regrette et ne désire rien.
Vous fûtes le jardin du soir sur mon visage,
Et la volupté triste, et la tristesse sage.
Au hasard du destin, vous fûtes tour à tour
La sereine tendresse et le mauvais amour.
Je vous prends et je vous respire, mes aimées,
Ainsi qu’une guirlande aux fraîcheurs embaumées.
Vous avez su tourner vers vous tous mes désirs,
Et vous avez rempli mes mains de souvenirs.
Je vous le dis, à vous qui m’avez couronnée :
"Qu’importe les demains ? Cette nuit m’est donnée !
Qu’importe désormais ce qui passe et qui fuit ?
Nul vent n’emportera l’odeur de cette nuit."
Vous avez dénoué mes cheveux, ô maîtresses
Qui mêliez en riant des roses à mes tresses !
Si bien que je n’ai plus sangloté de ne voir
À mon front ni léger pampre ni laurier noir.
La gloire m’a souri dans les aubes dorées
Puisque ma gloire est de vous avoir adorées.
Vous m’avez enseigné dans les jardins, sachant
Qu’ainsi je vous louerais, l’amertume du chant.
Et, d’une voix parfois troublée et parfois claire,
Ô femmes ! J’ai chanté dans l’espoir de vous plaire.
(Flambeaux éteints)
1908 : C'est le chant désespéré du cygne dans un dernier grand recueil : "Sillages".
Trois autres recueils suivront et ne verront le jour qu'après sa mort ; ils traduisent, dans leurs titres mêmes, la résignation et la mélancolie profonde : "Dans un coin de violettes", "Le Vent des vaisseaux", et le tout dernier : "Haillons", qui s’achève par son épitaphe, gravée sur sa tombe au cimetière de Passy. Épitaphe controversée qui pourrait à elle seule introduire un autre débat.
Mais il est temps de clore ici cette évocation, et de dire que :
Contrairement à ce qu'elle a craint, et loin d'avoir échoué, Renée Vivien a réussi la mission de poète qui lui tenait à cœur :
Les thèmes modernes et universels de son génie poétique et la forme classique parfaite de son art la classent parmi les plus grands.
En donnant à la poésie ce monument lyrique original elle a conquis la part la plus glorieuse de sa mission.
Elle a rendu à Sapho l’authenticité que la tradition littéraire lui avait ôtée.
Elle est créatrice d'un féminisme et d'un saphisme gynocentrés que l'actualité ne dément pas. Comment aborder les notions modernes de genre en oubliant Renée Vivien ?
Elle a arraché des mains de Baudelaire le flambeau qu’il voulait porter disant orgueilleusement que "Lesbos entre tous [l’avait] choisi sur la terre /pour chanter le secret de ses vierges en fleurs" (Les Fleurs du mal, 1857)
Elle mérite une lumineuse reconnaissance littéraire pour ce "grand moment de la poésie humaine" qu'elle a été.
Cédons-lui la place en écoutant dans un dernier poème, ce "beau cri de sensualité…", qui a parcouru toute son œuvre, qualifiée d'"élévation vers la beauté".... et, ajoutons vers la Vérité !...
Je possède, en mes doigts subtils, le sens du monde,
Car le toucher pénètre ainsi que fait la voix,
L'harmonie et le songe et la douleur profonde
Frémissent longuement sur le bout de mes doigts.
Je comprends mieux, en les frôlant, les choses belles,
Je partage leur vie intense en les touchant,
C'est alors que je sais ce qu'elles ont en elles
De noble, de très doux et de pareil au chant.
Car mes doigts ont connu la chair des poteries
La chair lisse du marbre aux féminins contours
Que la main qui les sait modeler a meurtries,
Et celle de la perle et celle du velours.
Ils ont connu la vie intime des fourrures,
Toison chaude et superbe où je plonge les mains !
Ils ont connu l'ardent secret des chevelures
Où se sont effeuillés des milliers de jasmins.
Et, pareils à ceux-là qui viennent des voyages.
Mes doigts ont parcouru d'infinis horizons,
Ils ont éclairé, mieux que mes yeux, des visages
Et m'ont prophétisé d'obscures trahisons.
Ils ont connu la peau subtile de la femme,
Et ses frissons cruels et ses parfums sournois...
Chair des choses ! j'ai cru parfois étreindre une âme
Avec le frôlement prolongé de mes doigts...
(Sillages 1908)