Culture : Renée Vivien - la deuxième guerre mondiale - Michèle Causse
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L’Armée
À la veille de la deuxième guerre mondiale, les femmes restent des mineures civiques, malgré les places acquises à la faveur de la guerre de 14-18, dans le commerce, l’industrie et le monde agricole.
Le poids des lois du gouvernement de Vichy pèse lourd (et pour longtemps) en ce début de guerre.
L’engagement des femmes dans l’Armée ou la Résistance et leur immersion dans un univers masculin ne sont pas toujours admis ni compris. Et pourtant, elles prennent petit à petit leur place dans cette lutte pour la liberté. Certaines sont gravement blessées ou tuées lors des batailles, d’autres sont arrêtées et déportées.
L’image iconoclaste de la femme au fusil et en uniforme est progressivement reconnue et valorisée ; en cela, c’est une véritable révolution culturelle, mais elle est bien loin de faire l’unanimité.
Création le 22 novembre 1942 du corps féminin des transmissions CFT : "les Merlinettes", surnom dérivé du Colonel Martin, commandant les transmissions en AFN ; ce sont les premières jeunes soldates de l’Armée de terre. Une quarantaine de jeunes femmes sont sélectionnées et entraînées comme opératrice radio pour servir dans la clandestinité en France occupée. Leur instruction technique comporte le saut en parachute. Cinq d’entre elles font le sacrifice de leur vie, une est fusillée en 1944 et quatre exterminées en 1945 au camp de Ravensbrück..
Les effectifs sont en 1944 de 2000 pour l’Armée de terre et 400 pour l’Armée de l’air.
Elles servent dans tous les services de transmission et les services médicaux. Elles sont sur le théâtre des opérations en Tunisie, elles font la campagne d’Italie, celle de France, et participent à l’épopée du Général de Lattre de Tassigny. Après l’Armistice, leur unité s’arrête définitivement à Insbrück le 9 juillet 1945.
Faire revêtir l’uniforme à des femmes, les assigner en cantonnement sous commandement féminin, les faire défiler au pas en tenue de combat, dans les rues d’Algérie puis dans la France libérée, est une véritable révolution culturelle. Si elles sortent des bureaux et des casernes pour planter le bivouac sur le théâtre des opérations, elles ne portent pas les armes, car ce n’est pas encore leur attribution.
La toute première unité française de femmes soldats est créée à Londres le 7 novembre 1940 et rattachée à la France Libre. La commandante Hélène TERRÉ crée l’Arme Féminine de l’Armée de Terre (AFAT) le 26 avril 1944, en s’inspirant du modèle anglais le WAAT (Women’s Auxiliary Air Force), auxiliaire de la Royale Air Force, la RAF, fondée en 1939. À la fin de la guerre, elles sont entre 13 et 14 mille ; en février 1946, leur corps est remplacé par les PFAT (Personnel Féminin de l’Armée de Terre). Dans le civil, comme dans le milieu militaire, le choix professionnel des femmes soldats est vivement contesté, il contrevient au vieil argument anthropologique qui interdit aux femmes de verser le sang. En revêtant l’uniforme du guerrier, elles affrontent l’imaginaire collectif et la représentation du héros dont la figuration est masculine. En ce qui concerne les lesbiennes, toutes sortes de préjugés les stigmatisent ; on craint une soi-disant "contamination des autres femmes !". Si Tereska Torres [1] - volontaire engagée de la première heure - reconnaît volontiers la présence de quelques lesbiennes dans sa caserne affirmant : "… Que aucune n’a jamais essayé de séduire celles qui ne l’étaient pas et que l’on a même nommé l’une d’elles adjudante ...", la contamination des mœurs homosexuelles à cette époque est une grande crainte dans l’armée !
La Résistance
La France est un grand champ de bataille, les femmes mènent le combat du quotidien et bon nombre d’entre elles participent activement à la Résistance.
Liste non exhaustive des actions des femmes résistantes : cache des Juifs, des réfractaires, des chefs de la Résistance, des parachutistes dont l’avion est tombé ; interprète auprès des Alliés ; diffusion de la presse clandestine ; hébergement des réunions de résistants ; fabrication de faux papiers ; participation au NAP (Noyautage des Administrations Publiques), garde de documents ; cache de postes de radio en liaison avec Londres ; déchiffrage des messages ; participation aux réseaux de renseignements et d’espionnage ; agent de liaison (rôle des plus risqués) ; infirmière de la Résistance ; membre de groupes francs ou de maquis et combattante les armes à la main. Certaines missions exigeant une grande disponibilité de déplacement et une excellente forme physique, il est certain que beaucoup de jeunes femmes célibataires et patriotes assurent ces tâches qui ne sont pas sans dangers. Beaucoup sont arrêtées, torturées, déportées et envoyées dans des camps de concentration.
À différentes échelles de responsabilité, des femmes de tous âges et de toutes conditions sociales participent à la lutte contre l’occupant. Quelle que soit leur appartenance politique, de gauche ou de droite et même d’extrême droite, religieuse, ou raciale, c’est le patriotisme qui importe avant tout.
Néanmoins, l’hétérogénéité des groupes de la Résistance est la cause de clivages et de luttes internes où, bien évidemment, l’homophobie n’est pas à exclure, ce qui contribue à la complexité des recherches. Toute entreprise humaine, si juste soit-elle, a sa part d’ombre, et l’être humain est faillible.
Les femmes sont souvent oubliées dans la mémoire de la Résistance pour des raisons socio-culturelles liées à leur statut, et de ce fait peu obtiennent, une fois la paix revenue, la carte CVR (Combattante Volontaire de la Résistance).
En toute modestie, vertu indispensable à leur sexe, il leur faut reprendre leur place dans la société et le pays a besoin d’enfants.
Parmi ces femmes engagées dans la Résistance, il y a des lesbiennes qui se comportent avec courage et abnégation au même titre que les autres. Si elles gardent le silence sur leur vie privée, comment s’en étonner à cette époque où l’homosexualité est considérée comme une déviance mentale et un vice condamnable ?
Aujourd’hui encore, ce silence concernant la mémoire de nos aînées, cette méconnaissance, voire même ce déni, persistent.
Il y a plusieurs raisons à cette omerta : les familles qui se taisent, la partialité des historiens, le silence des femmes, la difficulté des recherches, le manque de documents probants, la disponibilité et la conviction pour persister dans cette œuvre de mémoire.
Les archives sont pour la plupart accessibles, mais il reste encore à faire un important travail d’investigation et il faut continuer à interroger les personnes susceptibles de détenir des informations, des souvenirs et des documents familiaux.
Néanmoins, nous disposons de quelques témoignages concernant l’action de nos aînées, qu’il faut faire connaître ; en voici dans les pages qui suivent trois exemples.
Des grandes figures à ne pas oublier.
Les artistes Claude Cahun née Lucie Schwob et Suzanne Malherbe alias Marcelle Moor.
Pressentant l’éminence de la guerre et constatant la montée de l’antisémitisme, elles se réfugient sur l’île de Jersey en 1937. Elles se font passer pour deux sœurs et vivent leur amour le plus discrètement possible.
Les Allemands investissent Jersey en 1940. Elles rentrent en résistance. Secrètement, elles rédigent des tracts antinazis et les placent dans les endroits les plus fréquentés par l’ennemi. Suzanne écoute en cachette les nouvelles de la BBC et les traduit en allemand. Elles rédigent leurs tracts en couplets rimés ou en fausses conversations et signent "Der Soldat ohne Namen", "Le soldat sans nom". Chaque affiche, chaque tract, chaque slogan a pour but de saper le moral des soldats en annonçant la fin proche de la guerre.
En 1944, elles sont dénoncées, arrêtées et accusées de miner les forces allemandes et d’être à la solde de quelque puissance secrète. On les condamne à mort et elles sont enfermées dans la prison de St Hélier. Moralement, ce qui leur est extrêmement douloureux, c’est le fait de devoir dissimuler leur amour de peur d’être dénoncées par les autres détenus. Durant leur incarcération, le manque d’hygiène, de soins médicaux et de nourriture, affecte gravement leur santé et plus particulièrement celle de Claude, qui en gardera de graves séquelles.
Elles sont libérées juste avant leur exécution, en même temps que l’île, en mai 1945.
Claude Cahun décède le 8 décembre 1954, elle repose au cimetière marin de St. Brelade’s Bay. Suzanne Maherbe, de deux ans son aînée, la rejoint en 1972.
Extrait du texte de Michèle Causse paru dans "L’anthologie des créatrices lesbiennes dans la Résistance" de Paola Guzzo.
Rose Valland (1896-1980), historienne d’art, résistante et capitaine de l’Armée française.
Conservatrice au Musée du Jeu de Paume, ses activités d’espionnage et de renseignement sur les exactions et spoliations durant les quatre années de l’occupation nazie représentent une épopée extraordinaire pour la défense du patrimoine artistique de France.
Elle travaille au nez et à la barbe des Allemands, gardant la trace de tout ce qui concerne la provenance et la destination de ce qui est pillé dans les musées et les collections privées ; elle fournit des informations à la Résistance sur les trains qui transportent les œuvres, afin que ces convois soient épargnés par les résistants.
Après la guerre, elle mène un deuxième combat de 1945 à 1952 en Allemagne pour la récupération et la restitution des œuvres volées, travail énorme dont on parle bien peu. Elle aide aussi à la reconstruction des musées allemands.
Elle est nommée conservatrice des Musées nationaux en 1955. En 1961, elle publie ses expériences sous l’occupation : "Le Front de l’Art". Le film "Le train" de J. Frankenheimer (1964) est basé sur son livre.
En 1968, elle prend sa retraite mais continue à travailler sur la restitution des œuvres pour les Archives françaises. Elle a reçu de nombreuses décorations nationales et étrangères.
Elle partage une grande partie de sa vie avec sa compagne et à la suite du décès de cette dernière, elle se laisse mourir doucement en 1980, à l’âge de 82 ans.
Elles reposent côte à côte dans le cimetière de son village natal, Saint Étienne de Saint Geoirs.
Thérèse Pierre est née le 5 novembre 1908 à Épernay, est morte à Rennes le 27 octobre 1943. Elle repose au cimetière d’Épernay.
Arrêtée le 21 octobre 1943 par la Gestapo, transférée à la prison Jacques Cartier de Rennes, elle est dès son arrestation et jusqu’à sa mort torturée quatre jours consécutifs par les membres de la SPAC (Service de Police Anti Communiste), des Français venus spécialement de Paris.
Ils s’acharnent pour la faire parler, car ils savent qu’ils tiennent le chef d’un important réseau de résistance. En effet, Thérèse contrôle les groupes de la région de Fougères et elle a une centaine d’hommes sous ses ordres.
Thérèse ne parlera pas, malgré les atroces sévices qui lui sont infligés. Peu de temps avant de mourir, elle a la force de dire à une autre détenue à travers des tuyaux de chauffage central : "Ils ne m’ont pas eue". Le matin du 26 octobre, on la trouve pendue aux barreaux de sa cellule avec ses bas. A-t-elle eu la force de se pendre ? C’est ce que les bourreaux avaient intérêt à faire croire.
Par son sacrifice, elle a sauvé des camps de la mort un grand nombre de personnes qui, si elle avait parlé, auraient été fusillées ou envoyées en camp de concentration.
À Fougères le 28 octobre 1944, une cérémonie est organisée par sa famille et ses amis, elle est grandiose, la place Lariboisière est noire de monde.
À lire "Elles vivaient d’espoir" de Claudie Hunzinger, Ed Grasset, d’où sont extraits ces renseignements.
Ces quelques résistantes dont on connaît le destin ne sont sûrement pas les seules, mais combien ont disparu, et combien se sont tues ?
Est-il encore possible de faire des recherches, d’obtenir des témoignages ?
Certainement, car toutes les consultations d’archives ne sont pas terminées, les interrogations dans les familles et les confrontations de témoignages ne sont pas achevées.
Il faut continuer à fouiller ce passé biaisé, voire occulté, pour nous réapproprier ce qui est notre Histoire et la faire connaître aux nouvelles générations.
Les camps d’internement français sont des centres de rétention administrative ou des camps de réfugiés ou de prisonniers de guerre, créés en France pendant la période qui va de la première à la seconde guerre mondiale : camps d’accueil, d’internement, de séjour, de séjour surveillé, de prisonniers. Ce ne sont pas des lieux d’extermination, mais certains deviennent des centres de transit sous le régime de Vichy d’où les détenus sont déportés vers les camps de concentration allemands.
Leur régime est extrêmement variable selon qu’ils se trouvent en zone libre, occupée ou annexée, et selon l’époque, soit avant ou après la dénonciation du traité d’Armistice en 1942, selon l’invasion de la zone libre par les Allemands, et aussi selon leur statut.
Il y a environ 225 camps dans la métropole et 25 dans les territoires d’outre-mer.
Drancy créé par le gouvernement français en 1939 pour y détenir des communistes, suspects en raison du pacte germano-soviétique, devient d’août 1941 à août 1944, la plaque tournante de la politique de déportation antisémite en France. La gestion du camp est réglée par les nazis ; police et gendarmerie françaises collaborent aux opérations de contrôle d’identité et d’arrestations massives, comme notamment "la rafle du Vel d’hiv".
Rieucros en Lozère est réservé exclusivement aux femmes de 1939 à 1942. Au camp de Rieucros séjournent des Espagnoles et des Allemandes opposantes au nazisme, en provenance de la prison parisienne de la Petite Roquette. En 1942, femmes et enfants sont transférés à Brens dans le Tarn, camp de concentration pour femmes, composé d’une population cosmopolite : militantes communistes, syndicalistes réfugiées, ’’suspectes ’’ (en majorité juives, allemandes et polonaises), prostituées et droits communs. Après septembre 1943, les prisonnières politiques sont majoritaires, avec l’afflux important de résistantes et la décision du Maréchal Pétain de libérer les prostituées. Ce camp est fermé le 4 juin 1944.
Seuls deux camps d’extermination nazis existent en France, dans l’Alsace annexée : le camp du Struthof possédant une chambre à gaz et le camp de rééducation de Vorbrück-Schirmeck destiné aux Alsaciens Mosellans récalcitrants.
Le camp de la Neue Bremm se situe dans la banlieue de Sarrebrück, non loin de la frontière mosellane, en bordure de la route de Forbach.
Au cours de l’été 1944, il devient un rouage essentiel de la déportation des femmes vers les camps d’Allemagne. Deux tiers environ de ces femmes appartiennent à un réseau ou à un mouvement de la Résistance. Pour la plupart, elles sont arrêtées en France et envoyées à la Neue Bremm, après avoir subi interrogations et tortures infligées par les sbires de la Gestapo. Venant de diverses prisons, elles sont regroupées avant le départ au Fort de Romainville ; seules partent de Nancy, Dijon ou d’autres lieux, celles qui sont arrêtées au cours de l’été 1944 en Moselle annexée ou en Meurthe-et-Moselle. Elles viennent de tous les milieux, de tous les horizons, de France et de pays d’Europe. Le camp est entièrement dirigé par la SS. Les conditions d’internement sont déplorables et les prisonnières subissent des sévices d’une extrême cruauté, beaucoup meurent avant leur départ vers le camp de Ravensbrück. Sur le taux de déportées, près d’une femme sur cinq ne revient pas et parmi les rescapées, beaucoup souffrent de telles séquelles qu’elles ne peuvent reprendre une vie normale.
L’être humain n’est pas un objet où qu’il soit, il reste toujours une personne "un membre de la famille humaine". À l’opposé tout auteur de violence détruit en lui-même sa propre dignité.
Il n’est pas question de minimiser les persécutions et les massacres à l’encontre des peuples et des minorités, considérés par les nazis comme inférieurs. Aucune minorité n’est négligeable, aucune ne peut être oubliée, car toutes méritent reconnaissance et respect pour leur souffrances, pour leurs sacrifices et leurs martyres.
En ce qui concerne l’homosexualité masculine, il y a quelques documents et des récits rapportés par les rares survivants de cette période. En ce qui concerne les lesbiennes, c’est un grand manque historique car peu de femmes parlent officiellement à leur retour de déportation.
Néanmoins, il existe quelques témoignages écrits et confidences orales qui prouvent la présence des lesbiennes dans les camps de concentration.
Considérer la déportation et la persécution des lesbiennes comme un détail de l’Histoire, voire la nier, parce qu’elles ne sont pas aussi nombreuses que d’autres catégories de déportés, est inadmissible. On se retranche trop facilement derrière le paragraphe 175 du code pénal allemand, qui ne comporte pas le délit de lesbienne. L’absence de condamnation pénale ne signifie pas pour autant l’absence de condamnation sociale.
Claudia Schopmann donne à titre d’exemple le cas d’un couple de femmes dénoncées en mai 1940 par un voisin. "Les deux femmes dorment dans le même lit" précise le procès-verbal.
Quant au code pénal de l’Autriche, il comporte un article spécifique réprimant et condamnant les relations entre femmes, article qui reste en vigueur suite à l’Anschluss (annexion de l’Autriche par Hitler) du 12 mars 1938. Le paragraphe 209 concernant la pénalisation des homosexuels-les est abrogé le 24 juin 2002.
L’Alsace et la Moselle font partie du Grand Reich, leur statut est identique à celui des résidents allemands, les lois raciales et la purification ethnique les concernent au même titre.
De toute façon les nazis, que ce soit dans leur pays ou dans les territoires qu’ils occupent, n’ont nul besoin d’un texte de loi pour procéder massivement à des arrestations arbitraires.
Ne pas être mère, être célibataire, est incompatible avec ce que doit être la femme selon les théories nazies. Quant à l’avortement, il est sévèrement puni ; une division de la Gestapo combat de front l’homosexualité et l’avortement. Parmi les milliers de femmes arrêtées, il y a forcément des lesbiennes.
La présence de blocs réservés aux lesbiennes est attestée dans certains camps comme à Bützow (ex RDA) où elles sont maltraitées et humiliées. Les SS incitent les prisonniers du camp à les violer. Dans le camp de Ravensbrück, des lesbiennes portent le triangle rose avec le sigle "LL" (Lesbische Liebe, amour lesbien). Mais le plus souvent, c’est le triangle noir des "asociales" qui leur est attribué.
Le sort réservé aux lesbiennes dans les camps de concentration
À partir de 1942, des bordels sont mis en place dans de nombreux camps. Un grand nombre de prisonnières sont forcées à cette prostitution et particulièrement les lesbiennes ; les nazis pensent ainsi les remettre dans le droit chemin. Après six mois dans ces bordels, elles sont renvoyées dans un camp d’extermination où elles sont éliminées dans les chambres à gaz. D’autres sont utilisées par les médecins nazis afin "d’expériences médicales", traitements atroces dont la seule échappatoire est la mort.
La caractérisation de certaines détenues comme lesbiennes peut découler de l’histoire et des circonstances de leur déportation, ainsi que des signes extérieurs (allure masculine), qui jouent un rôle très important. L’aspect féminin étant un élément de dissimulation.
Si elles ont le malheur d’être juives, les lesbiennes sont particulièrement menacées.
Claudia Schopmann évoque le cas de Henny Schermann et de Mary Pünjer, internées au camp de Ravensbrück. Elles sont sélectionnées par Friedrich Menneke, qui les déclare "indignes de vivre", comme des dizaines de milliers d’autres "patients(tes)". Dans son diagnostic, il décrit Henny Schermann ainsi : "Lesbienne compulsive, fréquentant seulement ce genre de bars et de clubs. N’utilisait pas son prénom Sara. Juive apatride". En ce qui concerne Mary Pünjer, il écrit : "Lesbienne très active. Fréquente sans cesse les clubs lesbiens et s’exhibe avec ses congénères". Elles sont envoyées toutes les deux à la chambre à gaz en 1942.
Friedrich Menneke est l’un des médecins responsables du "Programme T4" concernant l’euthanasie des handicapés mentaux et physiques, des étrangers, des untermensch (races dites inférieures), des improductifs, de tous ceux et celles que le régime nazi considère comme dégénérés.
Encouragées par le régime de Vichy, les dénonciations vont bon train, et dans la France occupée la collaboration avec la police allemande est très active.
Cette police fonctionne sans aucun tribunal, décide elle-même des sanctions à appliquer et arrête qui elle veut. En voici un exemple qui se situe dans une petite ville de la région parisienne, où deux femmes vivent seules dans une maison entourée d’un grand terrain. Elles subissent des commentaires et des actes malveillants de la part de leur voisinage. Leur façon de vivre sans hommes et le bien qu’elles possèdent suscitent des sentiments de jalousie.
Elles sont dénoncées à la Gestapo comme femmes de mauvaises mœurs et en soi-disant collusion avec la Résistance. Arrêtées, envoyées en prison, puis déportées, elles disparaissent à tout jamais.
(Souvenirs personnels E.P.)
Si le motif de dénonciation invoqué est en tout premier d’ordre racial, et si les collaborateurs font du zèle par adhésion à la politique de Pétain, certains règlent leurs comptes personnels et même si cela n’est pas formulé explicitement, il est évident que l’homophobie fait partie des haines ordinaires qui motivent le déferlement de courrier adressé à la Gestapo quotidiennement.
Il reste encore en France des tonnes de lettres de dénonciation qui ne sont pas encore lues.
Sur tout le territoire français et dans les colonies françaises, la Résistance paye un très lourd tribut d’arrestations et de déportations.
Comme prisonniers des camps allemands, il ne faut pas oublier ceux des camps de rétention français, les "politiquement incorrects", les réfugiés étrangers, et en particulier les Espagnols anti-franquistes.
Éros et Thanatos
La vie dans les camps est un enfer difficile à concevoir pour qui ne l’a pas vécu.
Dans les pires détresses, l’amour est une force qui s’impose, et il s’impose dans les camps malgré les risques, malgré la souffrance et la mort.
Il existe des témoignages écrits de l’existence de l’amour entre femmes et il est vrai qu’ils ne font qu’effleurer le sujet, la discrétion étant de mise.
La réalité lesbienne est occultée car stigmatisée au-delà de la libération, et même au-delà de la mort, par le silence et le déni dans les familles.
Parmi les témoignages, il en est un qui explicite particulièrement bien l’intensité de l’amour entre deux femmes, c’est celui de Margarete Buber-Neumann qui écrit cette phrase inouïe : "Je remercie le sort de m’avoir conduite à Ravensbrück car j’y ai rencontré Miléna" , et qui écrit encore à la mort de Miléna : "La vie a perdu tout sens pour moi" . Elle rédige, après sa libération, un livre qui raconte la vie de Milena Jesenska, donnant un des plus beaux témoignages sur la résistance à Ravensbrück, racontant tous les petits gestes de l’amour : offrir des fleurs, se donner la main, se voir chaque jour, à tout prix... Une telle relation ne va pas sans prise de risques.
Margarete Buber-Neumann indique que le règlement de Ravensbrück punit les relations sexuelles entre femmes de coups de bâton.
Rendre compte de la déportation des lesbiennes, de leur persécution, est un défi.
Défi qu’il faut relever pour restituer une partie de l’histoire collective lesbienne, déjà faussée et niée, et qui risque de se perdre.
C’est essentiel aujourd’hui, plus que jamais, dans ce monde où les lesbiennes continuent à subir la double discrimination, de femme et de lesbienne.
Lors du printemps et de l’été 1945, 2 millions de femmes et d’hommes rentrent d’allemagne : déportés, prisonniers, sto et ’’malgré-nous’’.
Les conditions de retour sont difficiles. L’accueil est décevant, les rapatriés sont mal acceptés, voire rejetés. Les survivants(tes) des camps de concentration font peur. Les gens se trouvent en face d’êtres décharnés, d’ombres échappées de l’enfer concentrationnaire qui se murent dans le silence.
Mais comment exprimer l’indicible, qui peut les croire ? Une déportée hospitalisée au Val de Grâce raconte que, lorsque le médecin qui la soigne remarque le numéro de matricule tatoué sur son bras, il lui demande ce que c’est. Elle lui parle alors des camps. Incrédule, il lui délivre un bon de consultation pour l’asile d’aliénés de Sainte-Anne !
L’état de santé de maints déportés ne leur permet pas de regagner leur foyer dans l’immédiateté. Beaucoup, une fois dans leur famille, ne sont pas visibles pour les enfants à cause de leur extrême faiblesse et de peur d’être contaminés par des maladies.
De nombreux couples divorcent ; les familles ont appris à se passer des absents. Celles et ceux qui ont vécu tant d’horreurs ont changé et certains ne s’en remettent pas. L’incompréhension de leur entourage ne favorise pas leur réinsertion dans la vie normale. La société de l’après-guerre est partagée entre divers éléments. La haine, les règlements de comptes entre ceux qui sont restés et soupçonnés, à tort ou à raison, de collaboration, ceux qui sont partis en exode, ceux qui ont fait du marché noir et ceux qui ont pactisé avec l’occupant.
Fin 1944 et 1945, parce qu’elles ont eu des relations sexuelles avec des Allemands et pour de faux ou vrais prétextes de collaborationnisme, des milliers de femmes sont passées à la coupe zéro. Elles subissent des parodies de procès, en l’absence de toutes directives centrales. Certaines sont rossées et marquées au fer rouge sur le visage d’une croix gammée, il y en a même qui sont fusillées. Il est certain que des actes de vengeance n’ayant rien à voir avec la collaboration ont été perpétrés. Comme toujours les femmes sont considérées comme responsables, elles catalysent toutes les peurs et les frustrations.
En 1945, les femmes obtiennent enfin le droit de vote, il s’agit d’une récompense qui leur est octroyée pour le rôle qu’elles ont joué pendant la guerre plutôt que d’une conquête féministe.
Après la guerre, les femmes doivent rentrer dans le giron familial et patriarcal ; les rôles d’épouse et de mère étant toujours la planche salvatrice pour avoir une place et tenir avec dignité un rôle dans la société. Ce paradigme est si puissant que beaucoup de femmes renoncent à leur homosexualité. Hors mariage, la vie est très difficile et vivre ostensiblement avec une compagne est un défi que peu peuvent se permettre d’assumer, et ce particulièrement dans le milieu rural ou dans les petites villes de province. Pour donner le change, quelques gays et lesbiennes se marient ensemble. Il ne faut pas oublier qu’à cette époque l’homosexualité est punie par la loi.
Si quelques hommes déportés parlent de leur homosexualité, en ce qui concerne les lesbiennes il n’en est pas de même, c’est la discrétion qui prévaut.
La France a besoin d’enfants et la législation d’après-guerre se focalise sur une politique nataliste ; on attribue des allocations pour la pré-natalité et la maternité, ce qui est certes un progrès pour les classes sociales les plus démunies.
Les restrictions persistent - notamment le rationnement du pain - jusqu’en 1949, mais après les privations dues à la guerre, la société française a soif de consommation, de romances et d’exaltation des vertus familiales.
Dès 1948, le "Salon des arts ménagers" rouvre ses portes et ce jusque dans les années 60.
Toute la publicité est faite dans le sens de la femme qui reste élégante - grâce aux appareils ménagers - pour accueillir son seigneur et maître et lui servir de bons petits plats, et gare à elle si le café est mauvais ! Dans la continuité de l’idéologie pétainiste et comme l’écrit Berthe Bernage : "Être féministe c’est accomplir le beau métier de femme et de maman".
Les valeurs traditionnelles de Vichy "Travail, Famille, Patrie" ne donnent pas aux femmes des responsabilités et une indépendance à la hauteur de leurs actions et de leurs sacrifices dans la tourmente de la deuxième guerre mondiale. Les politiques ne souhaitent pas que les femmes dérogent à leurs rôles exclusifs de mères de famille et d’épouses au foyer.
Les lesbiennes subissent répressions familiales, chantages affectifs et examens médicaux forcés.
Elles sont contraintes à vivre leurs amours en secret. Sans modèles, sans lieux d’accueil (il n’existe que quelques cabarets dans les grandes villes et entrer dans un bar ne correspond pas forcément à un moyen d’identification à un groupe et encore moins à des confidences concernant un sujet aussi grave que la déportation), elles sont condamnées au silence.
Des livres concernant la vie dans les camps, des films, des articles de journaux sont publiés, mais rien ou presque sur les lesbiennes. Dans les deux décennies qui précèdent 1968 et l’émergence des mouvements féministes et homosexuels, les lesbiennes n’ont guère la possibilité de s’exprimer ouvertement, ce qui est regrettable car aujourd’hui ces témoignages du vivant des déportées nous manquent.
En 1949, Simone de Beauvoir publie son brûlot littéraire : "Le deuxième sexe".
Des changements sociaux apparaissent à partir des années 1960 ; la parole, la révolte des femmes, la visibilité et les revendications lesbiennes sont en devenir. La société explose en mai 1968, et dans les années 1970 les associations féministes et lesbiennes se constituent.
Des historiennes féministes et lesbiennes parlent enfin de la déportation. Les archives étant enfin ouvertes et la parole libérée, vouloir revisiter cette partie importante de notre histoire n’est pas une utopie, mais une nécessité et un devoir envers celles qui se sont sacrifiées pour qu’aujourd’hui nous soyons libres et reconnues.
La déformation du passé aveugle le présent.
Le négationnisme est une plaie qui ne guérit pas ; il est facile de minimiser le rôle des femmes dans l’Histoire, de rester dans le carcan des idées reçues et des vues étroites sans se poser de questions. Comprendre le passé, se le réapproprier, est un droit ; il n’y a aucune raison valable de se murer dans le silence, comme si nous étions coupables de je ne sais quelle faute. C’est pourquoi, j’ai commencé des recherches depuis le début de la troisième République jusqu’aux années d’après-guerre pour comprendre.
Je fais partie de la dernière génération qui a encore la mémoire du vécu de cette période tragique. J’ai rencontré des déportées et j’ai écouté leur récit avec effroi. J’ai vu les premières photographies des camps (avant qu’ils ne soient aménagés pour les visiteurs). Je ne puis concevoir que ce passé si proche s’efface. Il en est même qui vont jusqu’à affirmer que la déportation des lesbiennes n’a pas existé et qu’elles n’ont eu qu’un rôle minime dans la Résistance, ce n’est pas supportable !
Lorsque j’entends des propos concernant la conduite des rescapées de la déportation, suspectées de conduites infamantes, je suis indignée. De quel droit porter un tel jugement ? Compte tenu des conditions extrêmes de tortures morales et physiques, difficilement concevables, vécues par ces femmes, comment passer sous silence tous leurs gestes, tous leurs actes de courage et d’humanité ?
La prise de parole en public est une épreuve redoutable pour les femmes. Comment exprimer leur souffrance, comment expliquer l’horreur de la déshumanisation ?
Dans l’immédiat après-guerre, si quelques survivantes parlent de leur déportation, c’est en toute confidentialité à quelques proches. Il n’y a personne pour collationner leur témoignage ; mais dans les années 50-60, qui s’intéresse aux lesbiennes déportées ?
Le complexe de la survivance est une chose atroce pour les rescapées de l’enfer de la déportation. Ce sentiment est porté au crédit du soupçon alors qu’il doit être interprété comme un signe de grandeur, car les êtres amoraux, eux, ne connaissent pas le sentiment de culpabilité.
Il n’est jamais trop tard pour revisiter l’Histoire. Ce serait absurde de baisser les bras car sans cesse les recherches historiques évoluent. Le passé s’enrichit de nouvelles découvertes qui permettent une analyse et un éclairage différents.
Ces recherches doivent être menées en France, mais également dans les pays alliés dont les femmes ont participé à la lutte contre le nazisme, dans l’Armée et la Résistance.
Toutes les archives n’ont pas encore été consultées, il y a du collectage de témoignages à engager et des documents familiaux à découvrir.
L’histoire des femmes, désormais reconnue, il faut espérer que les lesbiennes y trouvent leur juste place. Il n’est pas admissible que l’on passe sous silence les luttes et les souffrance des lesbiennes dans la tourmente de la deuxième guerre mondiale.
Avec effroi, je constate les flots de haine, la violence et la montée des mouvements extrémistes, ces derniers mois, à propos du mariage pour tous.
Notre société est loin d’être guérie de son passé xénophobe, homophobe, lesbophobe et de ses intégrismes politiques et religieux. Nous devons rester vigilantes, car tous nos acquis peuvent disparaître rapidement à la faveur d’un gouvernement dictatorial.
La République de Weimar est un exemple probant, en quelques jours elle a été spoliée de toutes ses avancées sociales, de tous ses droits et libertés.
La vigilance est nécessaire pour défendre les valeurs de la démocratie républicaine et laïque, afin de ne pas compromettre notre devenir.
Tant de femmes sur notre planète sont violées, mutilées, massacrées, tant de femmes sont maintenues dans l’ignorance et la dépendance à toutes sortes d’autoritarismes injustes. Tout cela ne peut nous laisser dans l’indifférence !
Avec lucidité, combattre aujourd’hui pour l’égalité, la liberté, la sororité des femmes et des lesbiennes dans notre pays et dans le monde, est une belle aventure dans le continuum de notre Histoire.
[1] Tereska Torres (1920-2012) est une résistante et femme de lettre franco-américaine d’origine juive polonaise, auteur du best-seller "Women’s Barracks", le premier ’’pulp’’ à évoquer franchement des relations lesbiennes. Tereska a publié en 2011 une adaptation française de "Women’s Barracks", sous le titre "Jeunes filles en uniforme". Son journal de guerre est paru en 2010 sous le titre "Une Française Libre."
Je remercie la Coordination Lesbienne en France et le Centre Évolutif Lilith
Merci également pour leur aide à Liliane Lallemand et Colette Pierron
Florence Tamagne
Histoire de l’homosexualité en Europe ;
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La construction d’une mémoire historique homosexuelle ; Controverse 116
L’identité lesbienne : une construction différenciée ; Revue critique cahier d’histoire 84/2001
Rita Thalmann
L’oubli des femmes dans l’historiographie de la Résistance ; revue Clio 1/1995
Christine Bard
L’Histoire des femmes au défi de la déportation ; Histoire et Politique n° 5
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Des femmes dans la France combattante ; Genre et Histoire n° 3/2008
Image et représentation des premières soldates françaises ; revue Clio n° 30/2009
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Les femmes déportées de Neue Bremm ; Dossier Mémoire Vivante n° 61
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Lesbiennes berlinoises 1930 ; Tradition, cultural coundarie, and indentity formation in central Europe and beyond
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Les ombres du Troisième Reich ; Le Panoptique créative commons
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Lesbiennes sous le Troisième Reich, disparaître ou mourir ; Magazine 360° 10/2004
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Guerre, femmes et nation en France 1935-1945 ; CNRS Institut du temps présent IHTP
Régis Schlagdenhauffen-Maïka
Promotion de la prostitution et lutte contre l’homosexualité dans les camps de concentration nazis ; Trajectoires 1/2007, travaux de recherche CIERA
Philippe Poisson
Lesbiennes sous le Troisième Reich ; Le monde en guerre
Antoine Monge
Les Inconnues du Troisième Reich ; 360° Magazine LGBT Suisse Romande
Gundrun Hauer
texte lu dans la mémoire interdite cahier 2, Groupe Action gay pour les libertés Orléans
Christine Colaruotalo
Les résistantes dans l’historiographie de la mémoire collective ; Académie Aix-Marseille Histoire et Géographie
Wikipedia et divers sites de recherches : livres, documents et conférences.